Entretien exclusif avec Kris à propos de la BD » Un mailot pour l’Algérie ». Réalisée à six mains, par les auteurs Kris et Bertrand Galic et par l’illustrateur Javi Rey,la bande dessinée parue chez Aire Libre, édition Dupuis, retrace sous forme de fiction la fabuleuse histoire de l’équipe du Front Libération Nationale (1958 à 1962). Inédite sous le format de B.D, la narration épique de ces « guerriers » à crampons est à la fois un témoignage accessible au plus grand nombre et un leg pour la jeunesse des deux rives de la Méditerranée. Pour 2022mag.com, Kris nous détaille la genèse du projet et les objectifs poursuivis à travers ce bel ouvrage.
Comment est né ce projet de B.D sur cette équipe du FLN?
Kris : Cela faisait longtemps que je rêvais d’une collection de récits documentaires et sportifs en BD. Mais sans vraiment rencontrer d’écho éditorial.Un soir d’octobre 2011, en rentrant du festival de Saint-Malo, je m’en suis ouvert à Bertrand Galic. C’est un vieil ami de jeunesse, également passionné de sports et d’histoires vécues, qui se lançait alors dans la bande dessinée. Dès le lendemain matin, Bertrand m’a rappelé. L’idée avait fait son chemin pendant la nuit. Il avait fouillé le net à la recherche d’histoires susceptibles de répondre à ce « cahier des charges ». Il était tombé sur l’histoire de l’équipe du FLN. Aucun de nous deux n’en avait jamais entendu parler auparavant. Ce qui était positivement improbable au vu de notre intérêt pour l’histoire en général et pour le foot en particulier sur lequel nous nous targuions d’être incollables. Cela nous a suffisamment intrigués pour pousser plus loin nos investigations. Et très vite, l’histoire vraie dépassait tout ce dont nous aurions pu rêver et correspondait exactement à ce que nous voulions mettre en valeur : le sport comme vecteur d’histoires humaines, simples et grandioses à la fois, permettant un engagement politique et/ou social extrêmement fort, le tout résonnant puissamment avec notre monde actuel. Dès lors, nous avons décidé non seulement de l’écrire, mais de l’écrire en coéquipiers, à quatre mains.
Pourquoi avoir choisi le format de la bande dessinée pour relater cette histoire? Etait ce aussi une manière de vous démarquer des nombreux livres écrits sur le sujet?
Non, nous avons choisi de le faire en bande dessinée tout simplement parce que nous sommes des auteurs de B.D ! On ne pose jamais la question à un romancier ou un cinéaste pourquoi il a choisi ce support pour raconter une histoire. Mais on la pose souvent aux scénaristes de BD. La bande dessinée n’est pas une sorte de « moignon » artistique qui ne serait qu’une forme mineur ou « bâtarde » du cinéma ou de la littérature. C’est un langage à part entière, avec ses codes et sa propre grammaire. Et, pour le coup, avec beaucoup d’atouts pour raconter ce genre d’histoire : nul besoin d’un budget faramineux pour recréer un stade de 100 000 personnes comme lorsque l’Algérie bat la Yougoslavie 6-1 au Marakana de Belgrade. Les images ne tiennent qu’à notre capacité à les recréer, nous et le dessinateur, Javi Rey. La BD est aussi d’un accès plus simple qu’un pavé romanesque pour quantité de lecteurs, et pas seulement les plus jeunes. Enfin, elle a surtout une capacité à chuchoter aux oreilles du lecteur. Chacun d’entre nous ayant une lecture très personnelle d’une bande dessinée : vous pouvez rester des heures ou simplement des secondes à regarder un dessin. Comme en littérature, vous « entendez » les dialogues en les lisant et, dans le même temps, vous voyez les actions, comme au cinéma ou au théâtre. La bande dessinée, c’est un art de la cambriole, qui pique à tous les autres arts pour en faire sa propre façon de raconter. Les auteurs de BD sont des gentlemen-corsaires et, pour raconter l’histoire d’une bande de rebelles footballeurs, on trouve que ça va pas mal.
Y avait-il la volonté au départ d’intéresser un public jeune ? Une forme de militantisme derrière votre travail ?
Oui, aussi. C’était un objectif, de ramener au goût du jour et devant les yeux d’un lectorat qui n’a sans doute peu, voire pas du tout, de mémoire cet épisode pourtant si important, y compris en Algérie. C’était également le désir de Rachid Mekhloufi : transmettre cette histoire aux plus jeunes, leur montrer que le foot, ce n’est pas que de l’argent, des belles bagnoles ou des scandales à répétition, mais également un vecteur social ou politique de première importance, pour qu’elle puisse continuer d’inspirer les générations futures. En ce sens, la bande dessinée était aussi un média idéal.
Comment les acteurs de cette histoire ont-ils appréhendé le résultat final ?
Apparemment très bien. Même si on vous avoue ne pas avoir trop osé leur demander en détail ! Mais nous avons eu une discussion à ce sujet avec Kmar Mekhloufi, la femme de Rachid, qui nous a dit à quel point Rachid était ému et heureux de la réalisation de cette BD. Il nous a d’ailleurs beaucoup accompagnés durant le mois de promotion qui a suivi la sortie du livre en France. Et pour les journalistes, c’était quand même un vrai bonheur d’avoir à la fois les auteurs du livre mais surtout l’un des personnages principaux ! Nous avons également pu échanger avec le beau-frère d’Amar Rouaï, également très ému d’avoir retrouvé cette histoire que lui avait vécu, enfant, à l’âge de dix ans. A l’heure où j’écris ces lignes, je me prépare d’ailleurs à aller voir Amar et Monique Rouaï dans les semaines qui viennent, profitant d’un séjour estival non loin de chez eux.
La couverture de la B.D symbolise des footballeurs qui montent au front mais avec le ballon. Pour reprendre la célèbre formule le football a-t- il été la continuation de la guerre sous une autre forme?
Oui, c’est vrai, il peut y avoir de ça. Mais nous avons surtout voulu symboliser que ces footballeurs, s’ils ont bien été des combattants, l’ont été sans armes et sans tuer personne. Ce qui n’est pas négligeable tout de même. Cela permet également, malgré l’aspect assez « guerrier » de la couverture, que ce récit soit aussi celui de réconciliation : entre la France et l’Algérie tout d’abord, qui auront toujours une histoire commune quoiqu’on en dise ou pense, mais aussi pour la France seule, avec sa propre histoire. Car ce maillot pour l’Algérie n’est pas qu’une histoire algérienne, loin de là. A l’époque, on l’a assez dit, l’Algérie, c’était la France. Certains de ses footballeurs ont porté le maillot de l’équipe de France et ne l’ont d’ailleurs jamais renié. Pour ceux qui étaient mariés, ils l’étaient tous avec des femmes nées en métropole, dans la Sarthe ou en Haute-Savoie. Bref, c’est aussi une histoire française. Ça a d’ailleurs failli être le sous-titre de l’album…
Le ballon est omniprésent tout au long de l’histoire. A la fois source de conflit au début mais également rapprochement entre les êtres. Si le Barca est plus qu’un club, le football est-il plus qu’un sport ?
Ça, c’est certain. Beaucoup plus qu’un sport. Le football, c’est la vie ! Je ne vais pas vous ramener aux éternelles citations de Camus ou sur le fait que « le football n’est pas qu’une question de vie ou de mort mais bien plus que cela » mais j’en ai parfois assez qu’on ramène le football uniquement au spectacle ou au business. C’est avant tout un jeu pratiqué partout, un ciment social et national sans pareil, des émotions et des histoires partagées, un reflet en creux des sociétés, un condensé de vie, avec ses injustices et ses espoirs fous, ses lois du plus fort et du plus puissant mais aussi la possibilité que, parfois, les petits ou les « faibles » puissent l’emporter. Et c’est évidemment un formidable moyen d’action politique comme l’ont prouvé, entre autres, les footballeurs de cette première équipe nationale d’Algérie.
Vous avez choisi de mettre de l’humour, du sentiment dans le récit. Etait-ce pour atténuer le coté dur de la guerre ?
Oui, nous ne voulions pas d’un récit sombre, voire misérabiliste (car ces hommes et leurs familles ont tout de même consenti à des sacrifices personnels énormes). Encore une fois, la vie n’est jamais totalement triste ni entièrement heureuse. Même au cœur des pires situations, l’Homme trouve souvent le moyen de rire, de créer, de rêver. Or, cette épopée de l’équipe algérienne, car c’en est une, est aussi une véritable aventure humaine. Tous les témoignages montrent que, le temps qu’elle a duré, ces joueurs et leurs familles ont su rester soudées et solidaires malgré les innombrables difficultés, les incertitudes sur leur avenir surtout et les inévitables petits conflits du quotidien inhérents à la vie en groupe dans un tel contexte. Rachid Mekhloufi dit souvent que « sur le terrain, ils étaient des hommes libres ». C’est, je pense, le plus beau sentiment qui résume cette aventure. Et il y a toujours de la joie quelque part à se sentir libre.
Le personnage central est Rachid Mekhloufi. Etait-ce une évidence de lui accorder ce rôle ?
On aurait pu prendre également Mustapha Zitouni, qui était sûrement le joueur le plus connu en 1958. Mais Rachid symbolisait parfaitement l’avant, le pendant mais aussi l’après. Il était déjà International français en 1958. Il s’impose comme un des leaders au fil de l’aventure. Son personnage connaît donc une vraie évolution, ce qui est important dans le cadre d’un récit. C’est cette histoire qui a « fait » l’homme qu’est devenu Rachid Mekhloufi, sans doute plus que tous les autres. Il est aussi le seul à avoir de nouveau une belle carrière en France après la guerre. En ce sens, il nous permet de parler également au lectorat français. Et nous avons dit plus haut qu’il s’agissait aussi d’une histoire française. Enfin, il y avait son origine sétifienne qui nous permettait non seulement de le raccrocher aux débuts du conflit algérien, avec les tristement célèbres massacres de Sétif, mais aussi à trois autres joueurs très importants de l’équipe : Mokhtar Arribi, Hamid Kermali et Amar Rouaï. Tous les quatre se connaissaient depuis l’enfance mais avaient des trajectoires et des caractères très différents les uns des autres. Ceci nous permettait aussi d’amener une vraie richesse et une belle diversité humaine. Dès lors, pour nous, nos personnages principaux étaient tout désignés.
On a dû mal à imaginer tous les sacrifices de ces joueurs (familial, de carrière, conditions de voyage). Qu’ont pu vous raconter ceux que vous avez rencontré ?`
Si je ne devais en citer qu’une, je pense à un témoignage qui n’a
été recueilli par nous mais par Gilles Rof et Gilles Perez, les auteurs du très beau documentaire « Les rebelles du foot », dont un chapitre est consacré à Rachid Mekhloufi. Dans ce film, on y voit un entretien avec Rédha Ben Tifour, le fils d’Abdelaziz Ben Tifour, qui, en plus d’être joueur, fût également l’un des organisateurs de la fuite des joueurs algériens. La façon dont Rédha parle de son père et raconte ce que lui a vécu alors qu’il n’avait que quatre ans est terriblement émouvante. En 1958, ses parents lui ont dit qu’ils partaient juste pour les vacances. Et, en fait, ils ne sont jamais rentrés en France… Même s’il n’était encore qu’un enfant, ce fût une véritable cassure et un traumatisme encore bien présent chez lui. On peut aussi évoquer un autre témoignage recueilli récemment et venu de « l’autre côté », en France : celui de Daniel Rancière, le jeune frère de Monique, la femme d’Amar Rouaï. Il se souvient des gendarmes débarquant chez ses parents pour tout fouiller en 1958. On imagine les sentiments des parents de cette jeune femme qui n’avait alors que 19 ans mais qui avait déjà un enfant. Leur fille était partie pour une destination inconnue, pour un avenir totalement incertain, embarquée dans une guerre contre leur propre pays. Oui, l’indépendance, et donc la fin heureuse de cette aventure, ne doit pas faire oublier les sacrifices et les risques réels qu’ont pris ces joueurs.
Kris, vous dites dans la post-face qu’en 1982, vous étiez Algérien en faisant allusion à la victoire sur l’Allemagne lors de la coupe du monde en Espagne. Vous êtes vous sentis Algériens quand vous avez découvert cette équipe du FLN?
Non, quand même pas. En 1982, je n’avais même pas dix ans, c’était la première coupe du monde que je regardais à la télé. A cet âge, on est encore presque vierge d’appartenance. Alors, on peut plus facilement s’identifier à quelqu’un ou quelque chose qui nous est pourtant « étranger ». Mais assurément, en travaillant sur cette histoire, nous nous sommes sentis en compagnonnage, humain, sportif et politique. Mais en restant à notre place : eux sont les vrais créateurs, nous n’avons été que des passeurs. Mais le meilleur dribble au football, c’est souvent la passe n’est-ce pas ? Enfin, à condition qu’elle soit bonne !
Y-aura-t-il un développement sous forme de film ?
C’est bien parti pour, en tout cas ! Nous sommes en phase avancée de négociation avec un vrai bon producteur français qui, de son côté, cherche un réalisateur, idéalement algérien.L’idée est que le film soit prêt pour 2018, où l’on célèbrera les 60 ans de l’aventure. Et qui est aussi une année de coupe du monde ! Pour ces footballeurs qui n’ont jamais pu y participer, ce serait une belle revanche.
@ Nasser Mabrouk