Auteur du très instructif ouvrage « Le Football est une science (in)exacte » ( Amphora éditions), Gautier Stangret a accepté de nous expliquer le rôle et l’apport de la data dans le football moderne. Entretien avec un passionné connecté.
• A partir de quel moment avez-vous jugé utile de faire un livre sur le Big Data dans le football ?
Gautier Stangret : A la base, j’ai commencé à m’intéresser à ce phénomène suite à un constat : la multiplication des chiffres et des statistiques dans les médias sportifs. Je voyais tous ces chiffres défiler sur ma télé en cours de match. Je voyais des consultants les manier de façon plus ou moins habile sur les plateaux TV. J’entendais des termes comme « possession », « nombre de kilomètres parcourus », « pourcentage de passes réussies »… Et je me suis demandé : qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Est-ce que ces critères sont vraiment les plus pertinents ?
Je suis donc parti du constat que les médias abreuvaient de statistiques leur audience sans forcément leur expliquer à quoi elles servaient, pour chercher à comprendre pourquoi on les utilise, et chercher à savoir à quoi elles servent concrètement. C’est à partir de là que j’ai commencé à m’intéresser à ce sujet. J’ai réalisé en 2015 un mémoire étudiant, qui a été très bien accueilli par mon jury, axé sur les statistiques dans les médias sportifs. J’ai par la suite cherché un éditeur pour le faire publier. Les éditions Amphora étaient prêtes à le faire, mais uniquement en élargissant le sujet au football en général. Ce que j’ai fait. Et après plus d’un an de recherches, de rencontres et d’interviews, « Le football est une science (in)exacte » a vu le jour.
• Qu’est-ce que le Big Data appliqué au ballon rond ?
Vaste question ! Pour faire simple et essayer de schématiser au possible, je répondrais simplement que le Big Data est un nouveau prisme à travers lequel on peut lire le football. Il y a une vingtaine d’années, certains dirigeants de club étaient lassés de ne prendre des décisions basées que sur leur ressenti, leur instinct. Bref, leurs sentiments. Ils se sont donc rapprochés de scientifiques capables de décrypter les clés du jeu, afin de donner une approche plus rationnelle à ce sport. Grâce à l’apport des nouvelles technologies, de très nombreux critères physiologiques, mais aussi technico-tactiques, peuvent désormais être mesurés avec précision, par des appareils tels que des capteurs, des GPS ou des logiciels d’imagerie vidéo. C’est d’ailleurs la mesure de ces critères que l’on appelle les « datas », le Big Data ne représentant que la (gigantesque) manne recensant l’intégralité de ces mesures. Et une fois collectées et recoupées, ces mesures sont susceptibles de délivrer des informations objectives qui, lorsqu’elles seront justement interprétées, pourront tendre vers une meilleure compréhension des différents aspects de ce sport.
• Dans quelle mesure une statistique est-elle fiable et dit la vérité ?
La particularité des statistiques est qu’elles délivrent toujours la vérité. Ou plus précisément, une vérité. Leur vérité. Les chiffres ne mentent pas et délivrent un regard objectif. C’est pour cela qu’ils constituent une arme redoutable lorsque l’on veut défendre une opinion, car ils agissent comme un fait, un argument. En revanche, ce qui va faire la pertinence d’une statistique, c’est son interprétation. C’est là que se situe, à mon sens, la principale limite de l’outil, en donnant par exemple trop d’importance à certains critères. Il existait jusqu’à peu une idée reçue selon laquelle l’équipe qui avait la possession était celle qui jouait le mieux. C’est totalement faux. Si une équipe a pour stratégie de camper dans son camp puis de procéder par contre-attaques, joue-t-elle forcément plus mal qu’une équipe qui essaie de produire du jeu mais qui n’y arrive que par intermittence ? De même que le nombre de kilomètres parcourus. Il s’agit d’un critère souvent cité, mais pas forcément utile aux yeux du grand public. Quand on sait qu’un joueur comme Messi parcourt en moyenne 8 à 9 kilomètres par match, qu’il passe la majeure partie de la rencontre à marcher, mais qu’il est certainement le meilleur joueur au monde en termes de courses à haute intensité, est-il moins performant que Cristiano Ronaldo qui répétera les efforts et qui parcourra 13 kilomètres par match ? Pour cette raison, je ne pense pas qu’il faut être très prudent sur l’interprétation qu’on fait des statistiques. Car un chiffre dans sa forme brute n’a que peu de valeur. C’est lorsqu’il sera inscrit dans un contexte, tout en prenant en compte tous les paramètres relatifs au jeu qui l’entourent, qu’il gagnera en intérêt. Et si on utilise mal les statistiques, ce sera paradoxalement l’outil qui sera décrédibilisé et non la personne qui l’aura mal interprété.
• Pourquoi faut-il six mois de compilation de chiffres pour pouvoir les exploiter de manière efficiente ?
« Plus il y a d’antériorité, plus on peut être précis et mieux on peut prédire les événements. » Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Alexandre Marles, l’ancien analyste de la performance du PSG et de l’OL. Lorsqu’il était à Lyon, il eut pour mission de collecter et d’analyser les données physiologiques des joueurs afin de réduire le nombre de blessures dans l’effectif, qui atteignait alors des sommets encore jamais atteints au club. Son travail permit de réduire d’environ 30% le nombre de blessés au cours de sa première saison. Car bien utilisées, les données permettent d’individualiser les séances et donc de doser les charges de travail à l’entraînement. Si un joueur a trop de charges, les données peuvent conduire le staff à les réduire. Si un joueur s’est blessé sur un certain type d’entraînement, les données peuvent suggérer d’adapter cet exercice. Bref, les données permettent de mieux connaître le joueur. Et si l’on veut le connaître parfaitement, il faut le suivre non pas sur le court ou le moyen terme, mais sur le long terme.
• On pourrait penser que le phénomène des données est récent alors que vous le datez de 1950 sous l’impulsion du Britannique Thorold Charles Reep. Pouvez-vous nous expliquer en quoi a-t-il été un pionnier ?
Le phénomène des datas à l’échelle industrielle est récent, mais bien avant que tout le processus de collecte de données ne soit informatisé, les statistiques ne se résumaient qu’à des coups de crayon sur un calepin. Pour citer l’excellent The Numbers Game de David Sally et Chris Anderson, l’ouvrage de référence sur le sujet, le premier à avoir collecté des données sur un match de foot est en effet Charles Reep. Cet ancien commandant d’escadron de la Royal Air Force a commencé par comptabiliser le nombre d’attaques au cours d’un match, puis le nombre de tirs, de corners, puis de tirs avant un but, etc. Entre 1950 et 1990, il a scruté près de 2000 rencontres à la loupe, collectant l’ensemble des faits de jeu, pour finir par dégager de ses observations deux tendances majeures : 80% des buts sont marqués au terme d’actions composées de trois passes maximum ; 60 % des buts sont inscrits à partir de mouvements démarrant dans les trente derniers mètres adverses. Autrement dit, d’après ses conclusions, pour être efficace et marquer le maximum de buts, il faut minimiser le nombre de passes et jouer principalement dans le camp adverse. C’est de ce constat qu’est né le fameux kick-and-rush : une tactique matérialisée sur le terrain par un jeu direct et aérien, fait de contre-attaques et pas forcément agréable à voir. Pour ça, Charles Reep reste donc la première personne à avoir tiré par les chiffres des enseignements dictés sur la pratique du football.
• Pour quelles raisons le football est-il plus difficile à analyser que certains autres sports ?
Pour une question de codification. De base, le football n’est pas une discipline qui se prête facilement aux chiffres, comme peuvent l’être les sports américains par exemple. La raison est simple : que ce soit le baseball, le football américain ou le basketball, toutes ces disciplines sont basées sur une succession de phases arrêtées. Alors qu’au football, le jeu est beaucoup plus fluide, ce qui peut donner lieu à des phases de plusieurs minutes sans interruption. La capacité de lecture est donc beaucoup plus difficile. Il en va de même pour les interactions entre les différents acteurs. Comme me le faisait remarquer Damien Comolli, ancien directeur sportif de Tottenham et Liverpool, « au baseball, il n’y a qu’une seule interaction au départ d’une action : entre le batteur et le pitcher. Au football, c’est complètement différent. Dans le jeu, chaque joueur, qu’il s’agisse d’un attaquant ou du gardien, base son positionnement à la fois en fonction du ballon, mais aussi de la position de l’adversaire ». D’où une capacité de mesure bien plus complexe.
• On a l’image de données appliquées aux performances physiques. En fait, l’utilisation est bien plus large que cela, n’est-ce pas ?
Exactement. Les données physiologiques de type, nombre de courses à haute intensité, accélérations, kilomètres parcourus, sont les données les plus répandues dans les clubs, car utilisées par les staffs dans un but médical, afin, par exemple, de mieux cerner les dispositions d’un joueur, comprendre les besoins d’une équipe, ou individualiser les charges de travail à l’entraînement. Mais aujourd’hui, les données technico-tactiques, relatives au jeu donc, ont pris une importance considérable dans l’analyse de ce sport. Elles sont apparues en premier dans les médias, via des critères pour le moins primaires comme la possession ou le nombre de tirs, et se sont petit à petit développées pour qu’aujourd’hui, des clubs les utilisent pour élaborer des tactiques de match, que ce soit sur des phases arrêtées, comme les corners ou les penalties par exemple, ou dans le jeu (le RB Leipzig a par exemple banni les centres en fond de ligne car ils étaient jugés pas assez efficaces pour produire un but). Mais les datas sont aussi devenues une nouvelle arme dans le mercato, afin de recruter des joueurs, négocier des contrats ou même choisir l’entraîneur d’une équipe.
• Le club d’Hoffenheim, en Allemagne, est le plus en pointe dans ce domaine. Pouvez-vous nous expliquer comment il fonctionne ?
Pour être franc, j’ai commencé à m’intéresser à ce club lorsque j’ai appris que l’équipe U17 utilisait des Google Glass à ses entraînements. J’étais loin d’imaginer ce que j’allais découvrir une fois sur place. En fait, le propriétaire du club est Dietmar Hopp, le fondateur de la société informatique SAP, spécialiste des logiciels de pointe. Celle-ci fournit à l’équipe ses outils les plus sophistiqués afin de les décliner au service de la performance sportive. Au centre d’entraînement, chaque interaction avec le ballon, chaque mouvement d’un joueur, que ce soit lors d’une séance collective ou individuelle, est mesuré et répertorié dans une immense base de données, qui permettra à l’entraîneur d’avoir une vision globale de ses joueurs, et ainsi, de baser ses décisions en suivant un raisonnement scientifique. Le club possède aussi des machines innovantes, comme le Footbonaut. C’est certainement ce qui se fait de mieux, à ce jour, en terme de technologie appliquée au ballon rond, car cette cage connectée permet à la fois d’améliorer le temps de réaction, la vitesse d’exécution et la précision dans les transmissions de balle de chaque joueur (https://www.youtube.com/watch?v=6-y-sDEIMb8 ). Mais pour vraiment cerner le mode de fonctionnement de ce club, je vais citer ce que m’a dit Rafael Hoffner, le « coordinateur des innovations basées sur les technologies d’information », là aussi un poste singulier : « Nous sommes arrivés à un niveau de performance quasi-maximal pour ce que peut supporter le corps humain, que j’évaluerais à 95%. L’enjeu consiste donc à travailler dans cette toute petite fenêtre de performance restante pour chercher à l’optimiser. C’est pourquoi, grâce à nos logiciels, nous essayons de faire ressortir 2 à 3% des 5% restants de nos joueurs, pour nous démarquer de la concurrence et les faire progresser plus rapidement. »
• Grâce à ces technologies, quels sont les nouveaux métiers qui sont apparus au sein des clubs?
Je dirais d’abord que le Big Data a permis au football de s’ouvrir au monde scientifique. Il est évident que sans la recherche d’une certaine rationalité dans ce sport, jamais des docteurs en psychologie, en mathématiques ou en astrophysique n’auraient daigné pointer leurs blouses blanches dans des clubs, comme ce fut le cas à Tottenham sous la direction de Damien Comolli. Mais à l’échelle du Big Data tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec la multiplication des données à collecter et des informations à traiter, les clubs ont dû faire appel à des personnes spécialisées pour remplir cette tâche. D’où l’émergence du métier d’analyste de la performance, que certains appellent aussi « data analyst », voire « data scientist ». Pour faire simple, car les tâches exactes varient en fonction du degré d’exigence de chaque club, cette personne est en charge de collecter, d’étudier et d’interpréter un certain nombre de données sur trois tableaux différents : tactique, technique et physiologique. Cela demande d’observer méticuleusement le jeu de l’équipe, de ses adversaires, de l’équipe réserve ou même des équipes jeunes, tout en passant au peigne fin les statistiques collectées en cours de match ou à l’entraînement.Pour en citer un deuxième, il y a aussi le métier de « recruitment analyst » qui est apparu au cours des dernières années. Lui est un spécialiste du mercato. Contrairement aux scouts, qui possèdent un certain réseau et qui vont se déplacer pour aller voir les joueurs en situation, eux sont chargés de faire le travail préliminaire dans la détection de potentielles recrues, c’est-à-dire de regarder beaucoup de vidéos et d’étudier de très nombreux critères statistiques pour savoir si le joueur correspond au profil recherché.
• Comment cette profusion d’informations est-elle perçue par les joueurs ?
Il y a plusieurs écoles. Ceux qui s’en fichent complètement, ceux qui s’y intéressent, mais de façon raisonnée, et ceux qui ne pensent qu’aux stats. Ou plutôt, à leurs propres stats. Et ils sont de plus en plus nombreux. Aujourd’hui, avec la multiplication des datas dans les médias et surtout la multiplication des trophées individuels, les joueurs regardent de plus en plus leurs statistiques. C’est un fait. Aujourd’hui, des primes de but sont inclues dans la plupart des contrats d’attaquants, et pour certains, cela peut leur monter à la tête. Je pense notamment à un agent qui m’a avoué qu’un de ses joueurs, qui s’était présenté un jour face au gardien, avait totalement oublié son coéquipier démarqué à côté de lui pour aller s’empaler sur le portier adverse. A la fin du match, le joueur s’est justifié en lui disant : « je suis pas con, je pensais à la prime de but ». Ça, c’est une dérive de l’outil statistique. Parce que cela favorise l’individualisme au détriment du collectif.
• Le titre honorifique de meilleur scorer 2017 pour Harry Kane n’est-il pas l’exemple type qui fait passer l’individu avant le groupe avec pour corollaire le risque d’impacter négativement le rendement du collectif ?
C’est un exemple de distinction individuelle oui, mais peut-être pas l’exemple type. Car au niveau auquel évolue Harry Kane, Tottenham peut se permettre de jouer « pour » lui. D’autant plus qu’avec le salaire qu’il perçoit, les primes de but doivent lui paraître dérisoires. Mais il est évident que dans des divisions plus modestes, où les primes de but peuvent représenter 10 à 25% du salaire mensuel, cela peut s’avérer dangereux. Il en va de même pour la course aux records. Sans toutes ces histoires de statistiques autour du record de buts de Cavani au Paris SG, Neymar n’aurait jamais été sifflé par son propre public au moment de tirer son pénalty et le malaise autour de cette affaire n’aurait jamais eu lieu d’être. Bref, l’excès de statistiques tue la statistique. Je m’égare volontairement de la question initiale, mais on peut aussi citer les dérives liées à la méconnaissance de l’outil. En 2016 dans France Football, Mathieu Bodmer disait qu’il connaissait trop de joueurs « contents d’avoir réussi 90% de passes alors qu’ils ont juste fait des transmissions à quatre mètres et jamais vers l’avant. » Il notait alors qu’il fallait ramener ces chiffres au jeu. « Certains courent des kilomètres pour rien et on lit “10,5 km parcourus”. Super… Moi, je préfère celui qui a fait la bonne course pour ouvrir le but à son partenaire. Lui on n’en parlera pas statistiquement. Pourtant, il a eu un apport concret. » C’est vrai sur toute la ligne. Accorder trop d’importance à l’outil statistique sans forcément regarder tous les paramètres de jeu qui en découlent, c’est un véritable fléau pour le football.
• Les données ont-elles fait évoluer les entraîneurs ? Y compris dans leur manière de préparer les matchs ?
Oui, je pense. Au départ, la plupart d’entre eux voyaient les stats comme un gadget, un outil uniquement destiné à faire parler les journalistes. Mais lorsque les fournisseurs de contenu sont arrivés sur le marché, ils ont révolutionné la manière de préparer les matchs. Car il était désormais possible de mesurer avec précision les mouvements des joueurs sur le terrain, à savoir leur vitesse, leurs accélérations, leurs courses à moyenne ou haute intensité… Frédéric Antonetti, qui était l’un des premiers à signer un partenariat avec le logiciel Amisco en France, m’a d’ailleurs avoué qu’avant d’utiliser cette technologie, il avait tendance à trop faire courir ses joueurs la semaine et qu’ils arrivaient cramés le jour du match. Ainsi, les datas lui ont permis de mieux connaître les dispositions physiques de ses joueurs et de doser leurs charges de travail à l’entraînement.Après, les données technico-tactiques ont mis plus de temps à faire leur chemin auprès des techniciens. La majorité d’entre eux déteste qu’on émette un jugement sur leur travail et que des scientifiques leur prouvent que leurs méthodes ne sont pas suffisamment efficaces. C’est pour cette raison qu’encore aujourd’hui, peu d’entraîneurs professionnels sont sensibilisés aux vertus des datas. Mais avec un peu de pédagogie, et des études suffisamment poussées, certains changent d’avis et acceptent qu’on leur suggère de nouvelles consignes car elles sont basées sur une approche purement rationnelle. Damien Comolli me l’a d’ailleurs concédé : certains de ses entraîneurs se montraient réfractaires lorsqu’il leur présentait des études statistiques, mais allaient voir les analystes dans son dos pour approfondir leurs connaissances. Preuve que les datas présentent un certain intérêt pour les coachs.
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avoue s’être beaucoup nourri au jeu Football Manager. Est-il une exception dans le microcosme des techniciens ?
C’est indéniable, oui ! Lorsqu’il était assistant de José Mourinho à Chelsea, il avait notamment pour mission de détecter de jeunes talents. Et pour l’aider dans cette tâche, il avait entendu parler d’un jeu qui commençait à faire du bruit outre-Manche : Football Manager. Il avait pour habitude de lancer une carrière d’entraîneur sur plusieurs saisons, sans intervenir dans le jeu, en automatisant chacune de ses décisions. Et à la fin de chaque exercice écoulé, il regardait les joueurs qui ressortaient du lot, et les notait dans un coin de sa tête pour les suivre plus attentivement dans la réalité. En fait, très tôt, le technicien portugais s’est aperçu des vertus de ce jeu, qui résident principalement dans sa base de données. Celle-ci compte aujourd’hui près de 650 000 joueurs, répartis dans 39 000 clubs. Les développeurs font tout leur possible pour que les caractéristiques des joueurs collent le plus à celles dans la vraie vie, en prenant aussi le soin de prédire leur potentiel à court, moyen et long terme. C’est pour cette raison que les clubs professionnels se sont progressivement rapprochés de cette simulation pour faire leurs emplettes. Une façon aussi pour eux de se démarquer de la concurrence qui utilise un mode de recrutement plus traditionnel. Le but étant de faire des affaires sur le marché et, dans la mesure du possible, trouver la perle rare. Mais il est certain qu’encore aujourd’hui, Villas-Boas reste l’un des seuls entraîneurs notables à s’ y être intéressé. Aujourd’hui, ce sont davantage les recruitment analysts, les scouts, voire les directeurs sportifs qui vont l’utiliser.
– Avec la multiplication des stats, la touche personnelle du coach continuera-t-elle d’exister dans le futur ?
Evidemment. C’est absolument obligatoire. Il ne faut pas oublier que les stats ne sont qu’un outil permettant de mieux appréhender ce sport. Qui sert en premier lieu à confirmer ou infirmer une impression. La grande majorité des décisions à prendre dans un vestiaire ne peut se réduire à une suite de numéros. La gestion d’un groupe, des égos dans un collectif, l’instinct, l’intuition, le comportement, les émotions, tous ces paramètres ne pourront en aucun cas dépendre de chiffres. Et en règle générale, le club se plie aux méthodes de management et de coaching de son entraîneur, à ses principes, ses valeurs. C’est d’ailleurs pour cela qu’il l’a engagé. Bien sûr, les datas peuvent aider n’importe quel joueur ou n’importe quelle équipe à progresser, mettre sur des pistes pour élaborer une tactique, une stratégie de jeu. Mais à ce jour, dans aucun club, même ceux qui utilisent le plus les datas, les décisions de l’entraîneurs ne se basent exclusivement sur des facteurs statistiques. L’humain est toujours pris en compte. Et aura, je l’espère, toujours sa place dans les décisions à prendre.
• Quand Lille a réalisé le doublé Championnat-Coupe, en 2011, le club nordiste a eu une gestion de son banc de touche qui s’est appuyée sur la data. Comment a-t-il procédé ?
Après sa première saison au club, en 2009, Rudi Garcia, l’entraîneur lillois, s’est aperçu que ses remplaçants n’apportaient que très peu à l’équipe lorsqu’ils entraient en jeu. Il a donc demandé à l’analyste de la performance du club, Christopher Carling, une étude approfondie sur le sujet. De celle-ci en est ressorti que les attaquants n’utilisaient pas la totalité de leur potentiel physique lorsqu’ils entraient en cours de match.
En prenant cette donnée en compte, Rudi Garcia changea radicalement son approche avec son banc de touche et modifia notamment la préparation de ses joueurs, que ce soit à l’échauffement ou dans son discours. Lors des deux saisons qui suivirent, la distance parcourue par les remplaçants augmenta en moyenne de 7% et leurs courses à haute intensité grimpèrent de 20%. Mieux, sur la saison 2010-2011 qui a vu le LOSC remporter le championnat, les remplaçants ont rapporté, par leurs buts, pas moins de quinze points dans la course au titre. Evidemment, on ne peut réduire ce sacre à cette étude statistique, mais celle-ci a forcément aidé le club lors de cette saison faste.
• Vous relatez que 90% des données ont été produites sur ces deux seules années. Cette inflation de chiffres ne risque-t-elle pas de déshumaniser le regard sur ce jeu ?
Je ne l’espère pas. Parce que ce qui fait l’essence même de ce sport, c’est son caractère imprévisible. Si un but ou une victoire devient prévisible, alors le football perdra totalement de son intérêt. Ce qui fait la beauté de ce sport, c’est quels que soient le budget ou l’écart de division entre deux équipes, au cours d’un match, tout le monde peut battre tout le monde. On l’a bien vu lors de la victoire de Strasbourg contre le PSG. Personne ne l’avait prédit. Il y avait peut-être quelques signes annonciateurs qui le laissaient présager, mais je pense que c’est véritablement de ces exploits que le football se nourrit pour en faire un sport d’exception.Les datas ne sont qu’un outil, un apport extérieur qui permettent aux clubs qui les utilisent de façon raisonnée, de dégager un avantage compétitif par rapport à leurs adversaires.Comme le dit très bien Philippe Doucet dans la préface : « puisqu’une victoire bascule sur un détail, qui peut parfois nous sembler irrationnel, pourquoi ne pas chercher si, malgré tout, il n’y aurait pas quelques détails qui peuvent nous aider à comprendre comment un match penche d’un côté ou de l’autre ? » En soit, les statistiques permettent de rationaliser ce sport. Mais avant de prendre une décision, il ne faut jamais omettre l’observation du terrain. L’oeil de l’entraîneur ou du recruteur sur le joueur. Comme me l’a dit Guy Roux, « l’ordinateur le plus puissant reste le cerveau humain ». Alors les datas, oui, elles ont un apport indéniable, mais en les utilisant de façon raisonnée et en les insérant dans une réflexion globale.
• Comment imaginez-vous le football dans un quart de siècle ?
Au vu de la vitesse à laquelle les technologies avancent, bien malin celui qui saura dire à quoi le football ressemblera dans 25 ans. Même si l’on possède déjà quelques pistes pour le savoir. D’abord, je dirais que l’on tend vers une multiplication de l’utilisation des objets connectés dans le football. Il est probable que la FIFA finisse par autoriser le port de capteurs GPS sur les joueurs sur l’ensemble des compétitions. Adidas, de son côté, a aussi développé un ballon avec une puce électronique à l’intérieur, afin d’analyser la trajectoire de balle ou connaître la force de frappe d’un joueur.Sur le plan mental, l’utilisation des lunettes de réalité augmentée, déjà utilisées par le Red Bull Leipzig, pourrait être amenée à se systématiser. Celles-ci permettent en fait aux joueurs blessés de retrouver leurs sensations du terrain en même temps qu’ils recouvrent leurs capacités physiques. Car pendant la période où ils sont blessés, ils perdent énormément en temps de réaction.Du côté des fournisseurs de contenu, certains commencent à utiliser l’intelligence artificielle pour analyser notamment le comportement d’un joueur ou d’une équipe dans un style de jeu prédéfini. Comment ce joueur se comporte-t-il en contre-attaque ? Où se situe-t-il au niveau du pressing ? Fait-il toujours les bons choix ? De nouveaux modèles arrivent sur le marché.Il y a aussi le live tracking, l’analyse des mouvements des joueurs en temps réel, qui risque d’arriver dans les années à venir. Cette technologie est déjà utilisée dans le football australien et permet de savoir notamment comment évolue un bloc équipe au cours d’une rencontre. Appliquée au football, son utilisation première devrait être d’ordre tactique. On pourra par exemple savoir si l’écart entre les défenseurs s’est élargi en fin de rencontre. Si tel est le cas, l’entraineur pourra choisir de faire entrer à ce moment un joueur rapide, qui pourra s’immiscer dans cette brèche et se créer une occasion de but. En résumé, ces technologies tendent à rendre ce sport plus lisible, donc plus intelligible et surtout plus intelligent.
Entretien réalisé par Nasser Mabrouk