Cela fait cinq ans qu’elle a rangé ses crampons de footballeuse professionnelle. Mais si la Marocaine Ibtissam Bouharat a laissé derrière elle les pelouses de la haute compétition, le monde du football ne l’a pas quittée pour autant. Elle multiplie les expériences passionnantes en travaillant avec la toute puissante fédération américaine ou avec la FIFA en tant qu’experte dans le domaine de la formation. La native de Berchem-Sainte-Agathe est aussi partie prenante du bureau d’expertise belge »Double Pass » qui accompagne les clubs désireux d’améliorer la formation de leurs joueuses. Bref, l’ancienne mileu de terrain d’Anderlecht (Belgique) et du PSV Eindhoven (Pays-Bas) ne chôme pas. Une grosse activité qui ne lui fait pas perdre de vue sa précieuse famille, ses ami(e)s ni de s’intéresser à l’évolution du monde. Nous partageons ci-dessous le grand entretien que la Lionne de l’Atlas à accordé à nos confrères et amis du magazine Méditérranéennes.
Méditerranéennes : Alors,Ibtissam Bouharat, cinq ans après avoir rangé vos crampons comme joueuse professionnelle, comment allez-vous ?
Ibtissam Bouharat : Super ! Je dirais. Mon souhait après avoir arrêté le football était de passer un cap, de découvrir d’autres choses et de gagner en maturité dans divers domaines. Bien sûr, arrêter de jouer au football à 26 ans n’a pas été une étape facile, mais avec du recul je ne regrette absolument pas.
À l’évidence votre reconversion n’a pas été compliquée. À commencer par cette expérience du « Double Pass ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
Oui, tout à fait ! Cela fait maintenant 3 ans que je travaille pour le bureau d’expertise footballistique « Double pass ». En tant qu’entreprise belge, nous sommes spécialisés dans l’accompagnement de clubs, fédérations et leagues afin de les aider à développer le niveau de leurs joueur(ses) . Personnellement, j’adore ce que je fais, c’est une expérience extrêmement enrichissante dans laquelle j’ai eu l’opportunité de grandir et d’évoluer. J’ai travaillé avec la fédération américaine de football, en Angleterre et récemment avec la FIFA au niveau mondial. L’expérience acquise n’a pas de prix. Rajoutons à cela le fait que je me suis spécialisée dans l’accompagnement des formations de jeunes afin de développer un maximum les talents. Ce domaine me passionne. Cette diversité dans l’activité fait que je suis très heureuse dans mon travail.
In fine, on peut bien imaginer vous voir prendre place sur un banc technique d’une équipe, un de ces jours ? Avez-vous pour projet de passer vos diplômes ?
Oui, bien sûr. J’ai déjà passé quelqu’un de mes diplômes et j’ai une dizaine d’années d’expérience en tant que coach et recruteur dans différentes équipes belges. La transition serait totalement plausible. Même si je vous avoue que j’ai un penchant pour le côté management et direction technique plus que coach.
Le Maroc accueillera la phase finale de la prochaine Coupe d’Afrique des nations en juillet 2022. Vous pensez que les Lionnes de l’Atlas auront leur mot à dire pour le titre ?
Je l’espère en tout cas. Cela doit être l’objectif dans tous les cas, surtout connaissant les enjeux et une possible qualification pour la Coupe du monde par la suite. Ça serait vraiment une très belle chose.
Vous auriez aimé être de cet événement si vous étiez encore en activité ?
Oui, absolument. J’aurai adoré y être et pouvoir représenter mon pays sur le terrain avec les autres filles.
En Méditerranée, il y a le football de la rive nord – France, Italie, Espagne, Croatie – qui fait partie de l’élite mondiale, et celui de la rive sud (Maghreb, Égypte, Liban…) qui est à peine balbutiant. Que faire pour éviter que le gouffre ne s’agrandisse ?
C’est une question très intéressante et surtout très importante. Effectivement, le train du football féminin méditerranéen a pris de la vitesse, mais pas encore sur la rive sud. Je pense que tout commence par la prise de conscience qu’il faut absolument s’y mettre a fond la caisse pour éviter d’être encore plus à la traine par rapport aux pays européen. Au Maroc, on peut continuer à se comparer aux autres pays africains, mais je pense qu’on a le potentiel de viser plus haut que la ou nous sommes aujiurd’hui.
Même si je sais que beaucoup d’efforts sont fournis pour essayer de rattraper le temps perdu avec la création d’un championnat professionnel et bientôt un championnat U17 au niveau national. Mais personnellement j’aurai vraiment misé sur la formation de jeunes filles et la création d’une pyramide solide qui guiderait la future joueuse à travers un parcours solide jusqu’en équipe nationale.
Vous avez fait partie des Lionnes de l’Atlas, est-ce que vous estimez que la génération actuelle travaille dans de meilleures conditions que là vôtre ?
Je pense que chaque année il y a du progrès au niveau de la fédération et par conséquent au niveau des équipes nationales. Quand je vois par exemple le Centre de préparation de Mamora aujourd’hui, il n’a rien à voir avec ce que j’ai connu. Et le fait d’avoir pu recruter un coach comme le Français Reynald Pedros est aussi quelque chose qu’on n’aurait jamais put imaginer, il y a 10 ans. Donc oui, je pense sincèrement que les conditions sont actuellement bien meilleures.
En dehors des filles qui jouent au pays, le Maroc peut compter sur un grand potentiel issu de la diaspora : France, Espagne, Pays-Bas, Belgique et même aux États-Unis et au Canada. Cà donne plus d’ambition ?
Oui et non j’ai envie de dire, car de plus en plus de jeunes filles marocaines se mettent au football. Mais il n’y en a encore peu qui arrivent à être parmi les meilleures dans les différents championnats à l’étranger. Je pense qu’il est encore juste un petit peu trop tôt.Mais je crois aussi que de nouvelles pépites ne tarderont pas à pointer le bout de leurs nez.
On peut vous imaginer comme une ambassadrice du pays. Vous prendriez votre bâton de pèlerin pour aller convaincre les plus talentueuses ?
Oui sans hésiter…
Ces trois dernières années, le destin de la sélection a été placé sous la direction d’entraîneur(e)s étranger(e)s. D’abord l’Américaine Kelly Lindsey et aujourd’hui le Français Raynald Pedros qui a tout de même dirigé Lyon, la meilleure équipe d’Europe et du monde. Avez-vous été en contact avec ces deux techniciens(ne)s ?
J’ai été en contact avec Kelly Lindsey dans le cadre d’un rapport que j’ai effectué en 2019 sur l’état actuel du football féminin marocain. Mais je n’ai pas encore eu l’occasion de rencontrer Raynald Pedros depuis son arrivée.
Peut-on imaginer une Marocaine à la tête des Lionnes ? Où est-ce encore trop tôt ?
Je pense qu’il est encore trop tôt pour le moment.
Croyez-vous que le Maroc puisse devenir la première sélection d’un pays arabe à disputer une Coupe du monde et ce dès 2023 en Australie ?
Avec les places qualificatives supplémentaires pour les pays africains et vu l’encadrement actuel de la sélection je pense qu’il y a une réelle chance.
Preuve que le sport féminin et notamment le football professionnel s’installent durablement dans le paysage planétaire : institutions et entreprises commencent à s’intéresser au confort des sportives. Ainsi, la FIFA impose désormais aux clubs une protection contractuelle afin que les joueuses bénéficient des mêmes droits tel le congé maternité. On va dans le bon sens selon vous ?
Oui clairement, on commence de plus en plus à accepter que les femmes puissent aussi avoir comme travail le football, que ce ne soit pas un privilège réservé aux hommes. L’une des raisons qui m’ont décidé à arrêter l compétition est le fait que le travail de joueuse de football ne me donnait pas assez de sécurité et de certitudes pour l’avenir. Donc je pense que les joueuses ont raison de se battre pour leurs droits et d’exiger un meilleur traitement.
Comment jugez-vous la situation des femmes dans la société marocaine en ce début de la décennie 2020 ? Qu’est-ce qui a changé en bien et quels sont les points noirs qui persistent ?
Difficile à dire en quelques mots. Mais un changement de mentalité a clairement eu lieu depuis quelques années. On assuste à une prise de conscience de la valeur féminine et de ce qu’elle représente. Nombre de Marocaines sont aujourd’hui indépendantes, ont confiance en leur potentiel. Elles sont fières et ont des ambitions et des rêves qu’elle prennent un plaisir à atteindre Je suis à 100% derrière ces idées.
Ces deux dernières années, la crise sanitaire a été terrible pour tous et partout, comment l’avez-vous traversée personnellement ?
De mon côté ,c’était l’occasion de passer plus de temps en famille. Car le travail m’imposait beaucoup de déplacements à l’étranger avant la COVID-19. Pendant cette pandémie nous avons comme beaucoup de sociétés fait place à 100% de homeworking. Du coup, a titre personnel il y a eu un petit côté « positif » . Mais d’un autre côté, beaucoup de gens ont été durement touchés et nous avons vécu un moment historique ou une maladie a réussi à mettre à genou une grande partie du monde.
Cela-a-t-il changé vote façon de voir la vie, le monde, l’avenir ?
Oui quand même? Il y a eu une prise de conscience de l’importance de certains domaines de la vie : santé,famille, écologie, protection de notre planète et importance de la consommation locale.
Vous aviez du punch en tant que sportive de haut niveau. Et à l’évidence vous l’êtes également dans la vie sociale. Comme lorsque vous remettez sèchement à sa place un certain Monsieur Adil qui avait tenu des propos misogynes dans une émission sportive sur radio Mars ? Racontez-nous …
Ahaha, c’était une petite parenthèse, mais les propos m’avaient réellement choquée. J’ai trouvé ça inacceptable de les entendre sur l’une des plus grandes radios sportives marocaines en 2020. J’avais juste envie de partager mon opinion de manière respectueuse avec un brin d’humour. Je ne m’attendais pas du tout à faire le buzz et a ce que mon message atteigne autant de monde. Mais finalement j’étais contente que des excuses aient été présentées et qu’il y ait eu une prise de conscience.
Quelle est la journée type d’une ancienne star du football professionnel européen qui vit aujourd’hui à Casablanca ?
Je pense que pour le moment elle n’a rien d’extraordinaire et est axée sur le travail. Ma journée débute 8h30 avec l’enchainement de différentes réunions et rapports dans le cadre de soit le projet de haute performance de la FIFA ou en tant qu’expert je visite (virtuellement depuis le COVID) plus d’une centaine de clubs un peu partout dans le monde afin de les analyser et de leurs donner un aperçu sur le niveau de développement de leurs jeunes talents. Mis à part ça, je m’occupe aussi de créer des programmes de formations pour les coaches, les directeurs techniques ou directeurs sportifs. Mes soirées sont plutôt consacrées à ma famille.
Au sein de votre grande fratrie (3 sœurs et 4 frères), vous avez réussi à transmettre la passion du foot à une de vos sœurs. Se dirige-t-elle, comme vous, vers une carrière de haut niveau ?
Oui, tout à fait! Sirine adore le football depuis toute jeune. Elle m’a toujours vu comme modèle, et j’en suis très fière d’ailleurs. Je la suis et la guide depuis ses premiers pas dans le football. Elle a selon moi plus de qualité que j’en avais à son âge. Mais comme on le dit souvent, il n’y a pas que le talent qui compte. Sa carrière dépendra entre autres de sa détermination, sa persévérance, ses choix, son professionnalisme et sa rigueur. À cela se rajoute un petit pourcentage de chance à certains moments. En clair, il est très difficile d’avoir un avis définitif à 16 ou 17 ans. Ce qui est sûr c’est qu’elle a un maximum d’atouts.Je e lui souhaite une carrière bien plus grande que la mienne. Elle sait aussi que je serai là pour elle dans tous les cas.
Puisque vous vous confiez dans un magazine dédié aux femmes de la Grande Bleue, quel est votre rapport à la Méditerranée ? Vous sentez-vous méditerranéenne même si vous êtes née en Belgique?
J’estime vraiment porter deux casquettes, je me sens Marocaine à 100%, tout comme je me sens Belge à 100%. C’est assez particulier. Ayant vécu en Belgique et maintenant au Maroc, je me suis rendu compte qu’au final, aux yeux de certaines personnes, nous ne sommes pas Belges quand nous vivons là-bas, mais nous ne sommes pas marocain(e)s quand nous vivons au Maroc. Le fait de beaucoup voyager ces dernières années et de rencontrer des gens différents dans les 4 coins du monde m’a fait réaliser que c’est seulement moi qui déciderai de la casquette que je porte. Et la mienne est binationale.
Ces dernières années, on assiste à un mouvement de fond. Les femmes se battent sur tous les fronts : contre l’explosion du féminicide, les violences sexuelles, l’inceste et pour l’égalité des droits économiques et sociaux. Que vous inspire cette révolution en marche ?
Je la soutiens totalement ! J’ai moi-même un petit côté féministe dans ma personnalité et je trouve qu’il y a encore des choses aberrantes qui se passent dans notre monde. Si personne ne bouge, les choses ne changeront pas? Donc c’est clairement à nous de nous les femmes de nous imposer et de faire avances certains combats essentiels.
@Propos recueillis par Fayçal CHEHAT
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