Quand la géopolitique se mêle au sport, c’est l’ensemble des relations internationales qui s’en trouve modifié. Pour nous aider à mieux comprendre pourquoi le sport est devenu un enjeu mondialisé, aussi complexe que fluctuant, le géopoliticien Jean Baptiste Guégan nous livre, avec son Géopolitique du sport (Bréal éditions), une analyse limpide et convaincante. Entretien avec l’auteur. (2ème partie)
Vous décrivez le Qatar comme adepte « nation branding » et du « soft power » à la fois. Diriez vous comme Agnès Levallois (la spécialiste du monde arabe) que ce pays s’offre des « assurances vie » à travers cette stratégie?
Le Qatar mène aujourd’hui l’une des diplomaties du sport les mieux pensées et les plus structurées au monde. Raffinée et extrêmement efficace, elle touche de manière stratégique à tous les leviers possibles (organisation, course à la médaille, sponsoring, achats de clubs, rôle dans les instances…). Cette stratégie de soft power sportif répond à trois objectifs.
Le premier, c’est d’exister sur la scène internationale. Avant le sport et plus sûrement le football, personne ne savait ce qu’était l’État qatari. C’est un enjeu vital de visibilité pour lui. Le second objectif est de faire rayonner le Qatar par le sport pour attirer les flux de la mondialisation et se faire connaître. Tous les investissements consentis le sont avec une ambition simple: préparer l’avenir du Qatar et surtout orienter le regard du monde sur soi afin de se protéger d’un contexte régional particulièrement hostile (Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis, Iran…). Cette politique est le véritable objectif du soft power sportif de cet Etat. En effet, le Qatar n’a jamais oublié l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990 et sa crainte existentielle est de ne pas être assez visible et soutenu face à une attaque ou une invasion de son voisinage.La crise actuelle dans le Golfe donne raison à cette stratégie. Sans cette politique très active de soft power sportif, les projets d’invasion du Qatar par l’Arabie Saoudite récemment dévoilés par la presse anglo-saxonne, ne seraient peut-être pas restés lettre morte.Le dernier objectif tient à la fin programmée de la rente énergétique gazière qui fait la richesse actuelle de l’Émirat. Le développement des centres sportifs Aspire et Aspetar rentrent dans cette logique: préparer la deuxième partie du XXIème siècle et la fin de la rente gazière.Pour ces trois raisons, je ne peux que souscrire à l’idée que le soft power sportif qatarien est une véritable ”assurance survie”.
Dans le cadre du conflit diplomatique (ndlr, le pays est depuis la fin mai sous embargo de l’Arabie Saoudite, du Bahrein, des Emirats Arabes Unis et de l’Egypte) qui oppose l’Etat gazier à ses voisins, les arrivées successives de Neymar et de Mbappé résonnent elles comme une victoire médiatique ?
Dans la crise régionale qui oppose depuis plusieurs mois, le Qatar à l’Arabie Saoudite, aux Emirats Arabes Unis et à l’Egypte, le football a été manifestement utilisé, voire instrumentalisé.Le recrutement ambitieux et très dispendieux du PSG (Neymar, Alves, MBappé) répond à des logiques sportives et commerciales évidemment mais il s’inscrit aussi dans une logique géopolitique. Pour répondre aux accusations de soutien du terrorisme international et montrer que le Qatar est un Etat gagnant, il fallait marquer les esprits. L’émirat devait retrouver la maîtrise de l’agenda médiatique et reprendre la main. Et pour cela, rien de tel que le football. Le transfert de Neymar déjà envisagé depuis plus d’une saison au PSG est devenue une priorité sportive mais aussi médiatique. En le transférant, l’Etat gazier s’est assuré une couverture mondiale tout en reprenant le leadership dans le storytelling de la crise. Il n’était dès lors plus question de terrorisme ou d’accusations infondées. Le football l’emportant, ne restaient sur les écrans et les réseaux sociaux du monde entier, que l’extrême ambition qatarienne et leur envie de gagner. Avec des moyens presque illimités. Ce pari a été une victoire médiatique, sportive mais aussi géopolitique. Et ce n’est pas la récente victoire écrasante du PSG face au Bayern Munich qui changera la donne.
Peut-on dire que le PSG représente le coeur de ce projet?
Le PSG est le navire amiral de cette politique. Il est la cerise qui rend visible le gâteau. Cet achat devenu stratégique a mis au jour la diplomatie hyperactive du Qatar et sa grande sophistication.Enjeu d’image, vecteur de communication globale, le club parisien sert de vitrine au savoir-faire qatari et à sa volonté de réussite. Il incarne aussi une politique volontariste qui ne cherche qu’une chose, montrer que l’on existe et que l’on gagnera quelqu’en soit le prix ! Le club de la capitale est le joyau majeur de la couronne sportive qatarienne et son meilleur atout pour rayonner et pénétrer certains cercles du pouvoir en Europe et ailleurs.
Un exemple de cela, lors de la victoire du club parisien contre le Bayern Munich, la corbeille VIP du Parc des Princes rassemblait deux anciens Présidents de la République, Naomi Campbell et d’autres figures incontournables du monde des médias, des arts et de la politique. En cela, le club est une carte de visite et un viatique pour créer des liens durables, à la fois économiques et politiques, pour mener à bien la diplomatie sportive du Qatar. Cela explique aussi leur politique massive d’investissements sur le marché des transferts depuis plusieurs années. Ils ont ainsi programmé le développement d’un centre d’entraînement à plusieurs centaines de millions en Île de France, à Poissy, après avoir investi 70 millions d’euros dans la réfection du Parc des Princes, un stade qui ne leur appartient pas. L’argent dépensé ne l’est pas en vain, c’est certain.
Vous laissez entendre que la performance révèle la capacité technique d’une nation et son rayonnement. Avec entre autres l’organisation de la Coupe du monde 2022 et les excellents résultats en ligue des champions du PSG, le Qatar est il en train de réussir son pari?
Le Qatar est aujourd’hui un exemple de stratégie sophistiquée d’usage du sport à des fins géopolitiques. Sa diplomatie sportive et la construction de son soft power sont des cas d’école qui empruntent autant aux grands modèles russe, chinois et américain qu’aux meilleures stratégies marketing actuelles. Le Nation branding du Qatar, le fait de mettre en avant le pays, est une réussite. Que cela plaise ou non, leur pari est réussi. Pour l’instant. La situation dans le Golfe Persique si elle dégénère peut très bien entraîner un retournement immédiat. Pour l’heure, la politique qu’il mène est risquée, peu durable et difficile à soutenir sur le long terme. On peut même penser qu’en continuant à trop en faire, les Qatariens risquent de créer en raison de leurs excès de confiance, les conditions d’une plus grande adversité…
Malgré de faibles moyens, certains petits Etats tentent aussi de faire parler d’eux (Kenya, Palestine, Islande…). Comment arrivent-ils à exister dans cette compétition?Vous indiquez également que le sport reflète la puissance économique et financière des pays et que leur place dans les échanges mondiaux en dépend. Est ce à dire que seuls les plus riches s’attribueront les grands événements et les distinctions?
Oui, c’est une évidence aujourd’hui. L’Agenda 2020 pour le Comité International Olympique ou la modification des procédures d’attribution des grands événements internationaux comme la Coupe du monde auraient pu changer la donne. Mais il n’en sera rien. Ces événements sont devenus globaux et portent des enjeux planétaires à tous niveaux. Loin des seules bonnes volontés sportives, leur organisation requiert aujourd’hui des moyens financiers et matériels colossaux, et en pleine inflation. L’avenir du sport global se joue dans les années qui viennent.
Pour l’heure, l’organisation du sport mondial reste l’apanage d’un club restreint de puissances qui peuvent financer, organiser et qui savent ce que cela rapporte. Une vraie diplomatie de club.
Sauf partenariats, co-organisation sérieuse ou volonté extérieure, les grands événements risquent de revenir de manière cyclique dans les mêmes Etats et les mêmes villes globales.Espérons que la tendance inaugurée au XXème siècle et renforcée sans cesse depuis se retourne. On peut le souhaiter à défaut d’y croire vraiment…
En suivant cette logique, le centre de gravité du sport se déplace progressivement du coté de l’Asie. Est ce la fin du monopole de l’Occident qui a inventé le sport?
Aujourd’hui, il est manifeste que l’épicentre du sport mondial bascule vers l’Asie. Le football en est une belle illustration.Comme pour la mondialisation contemporaine, les échanges ont pour centre de gravité le Pacifique. La Chine s’est ouverte au sport global et le développe de manière intense et très volontariste. L’Inde de Narendra Modi songe à faire de même. Avec un quart de l’humanité, ces deux seuls pays contribuent par leurs marchés intérieurs à faire émerger un autre équilibre sportif mondial. Ceci étant le football, encore dominé par l’Europe et l’Amérique du Sud, reste l’apanage du Vieux Continent. Il le restera pour quelques années encore. Les tentatives de la Major League Soccer (MLS) aux Etats Unis et de la Chinese Super League qui essaient de renverser l’ordre européen sont réelles. L’ambition est de bouleverser cet état de fait et cette domination historique. Les candidatures américaine pour la Coupe du monde 2026 et chinoise pour l’édition 2030 sont à envisager sous le même angle.
Le basculement définitif vers l’Asie-Pacifique et les Amériques surviendra probablement à moyen terme mais pour l’heure, s’il est amorcé, il n’est pas encore définitivement achevé. Rassurons nous, l’Europe et l’Occident seront toujours des places fortes du sport mondial mais ils sont désormais concurrencés On est donc encore loin de la fin du monopole établi, il y a plus d’un siècle.
Propos recueillis par Nasser Mabrouk