Dans cette première chronique, notre ami et confrère britannique James Gordon s’adresse à Mohamed Salah, icône du football égyptien, africain et arabe. Aujourd’hui, il se met dans la peau écaillée d’un vénérable crocodile du Nil pour conseiller le génial attaquant de Liverpool et des Pharaons…
« Bonjour. Je vis dans la banlieue du Caire, à Mostorod. Je n’ai jamais mangé de footballeur, mais j’ai bien mangé un homme comme Mo une fois. Un pêcheur. Que du muscle, pas de graisse ! Il était délicieux. Ces jours-ci cependant, je ne touche pas la chair humaine. Ca ne me convient plus. Trop difficile à digérer. Et puis, je ne suis plus aussi agile et rapide qu’avant, et je pense très compliqué d’attraper un homme !
Ma vue baisse, mes dents tombent. Je pense ne plus avoir que 54 des 72 dents avec lesquelles je suis né. Tout ça, c’est la faute à la pénurie d’oiseaux pluviers qui ont quitté le Caire. Ils sont tous allés au sud, vers Assouan et le Soudan, où les affaires sont en plein essor. Cependant, je ne dois pas me plaindre. Il y a encore beaucoup de vie dans ce vieux crocodile !
Cela dit, être le seul crocodile sauvage du Nil au Caire confine à la solitude. Si vous étiez seulement assez courageux pour engager une conversation avec moi, je pourrais vous parler de la riche histoire de ce grand pays ou encore de la scène culturelle si vous le souhaitez.
Mais surtout, j’adore parler de football. Depuis que je suis un petit crocodile, je lisais les pages sportives d’Al-Ahram. Au cas où vous vous poseriez la question, il y avait toujours une copie sur le Nil. Pouvez-vous imaginer que le quotidien Al-Ahram est encore plus vieux que moi ?
Quoi qu’il en soit, comme je n’ai personne à qui parler, j’ai décidé d’écrire une lettre ouverte à Mo Salah, l’attaquant de Liverpool, que nous appelons le Roi égyptien ou le Messi égyptien. Mais avant de trouver un morceau de papyrus, laissez-moi vous dire pourquoi j’ai décidé de lui écrire. Vous le savez peut-être déjà, mais au cas où vous ne le seriez pas, Mo est en colère contre la fédération égyptienne.
Il affirme qu’elle a ignoré ses plaintes concernant le droit à l’image. Essentiellement, Mo a eu raison de dire que sa photo a été utilisée, sans son autorisation, pour promouvoir l’entreprise de télécommunications qui sponsorise l’équipe nationale. Maintenant que vous savez pourquoi j’écris à mon héros, voici le texte que je lui ai envoyé :
« Cher Mo,
Je les ai tous vus. Barakat, les jumeaux Ibrahim et Hossam Hassan, Hani Ramzy, El-Hadary, El-Khatib, El-Kas et Aboutreika. Mais vous êtes de loin le meilleur. J’adore le pivot de vos hanches lorsque vous passez devant un défenseur, votre rythme électrisant, votre puissance, vos buts.
Vous êtes la raison pour laquelle Liverpool a atteint la finale de la Ligue des champions et celle qui explique que les Pharaons aient atteint leur première finale de Coupe du monde depuis 28 ans.
Mais curieusement, ce ne sont pas vos buts stupéfiants ou vos inestimables passes décisives que les supporters de football du monde entier aiment le plus.
Non, ce qu’ils apprécient vraiment, c’est votre passion pour le jeu, votre camaraderie et votre esprit sportif. Comme le regretté Nigérian Rashidi Yekini, vous semblez avoir cette qualité enviable de vivre pour le moment, et vous ne manquerez jamais de nous le faire savoir avec ce sourire, votre signature. Cela illumine notre journée, nous incite à imaginer qu’on fait partie nous aussi de votre histoire. C’est très rare dans le jeu moderne.
Donc, quand j’ai entendu que vous étiez en colère contre la Fédération égyptienne, cela m’a rendu très triste. Bien sûr, je ne peux que commenter ce que j’ai lu dans les journaux, mais j’éprouve une sympathie totale pour vous et votre engagement sur ce plan.
Pourquoi ? Eh bien, vous êtes un homme honorable. Vous n’avez jamais oublié d’où vous venez, vous n’avez jamais oublié la vie que vous aviez autrefois menée avant d’être propulsé parmi les super célébrités.
Vous visitez régulièrement Nagrig, une petite ville de 15 000 habitants située dans le delta du Nil, pour signer des autographes et jouer au football avec les enfants. Vous donnez toujours aussi généreusement. On me dit que vous avez contribué à la construction d’une école religieuse, à la construction d’un poste d’ambulance et que votre organisme de bienfaisance aide les pauvres.
Vous êtes devenu un pionnier pour l’Egypte, pour l’Afrique et pour le monde. Vous êtes un modèle pour des millions d’enfants à travers le monde. Ils vous regardent. Ils veulent être Mo Salah. Et donc je comprends parfaitement pourquoi vous voulez protéger votre image.
Il est vrai que de nombreuses stars du sport ont gagné des millions de droits d’image. Mais vos actions n’ont rien à voir avec la cupidité ou avec la protection jalouse d’une source de revenus lucratifs. Il s’agit uniquement du respect d’un principe.
Si une entreprise utilise votre image pour son produit sans votre autorisation, alors qu’est-ce qui empêche une autre de le faire ? Et si la société en question est une entreprise susceptible de nuire à votre réputation ? Et si on mettait votre visage sur un paquet de cigarettes voire une bouteille d’alcool ? La publicité est une arme puissante et votre image une denrée précieuse.
Mais si elle est mal utilisée, elle peut être désastreuse. Votre visage pourrait suffire à persuader des adolescents impressionnables de commencer à boire ou à fumer. Comment vous sentiriez-vous ? Horrible, sans doute.
Je comprends votre contrariété. Mais ceci, mon ami, est peut-être la première d’une longue série de batailles longues pour protéger votre réputation, car tout le monde veut un morceau de vous en ce moment.
Comme un vieux crocodile rusé, qui a tout vu, permettez-moi un dernier conseil : n’oubliez pas qu’une carrière de joueur est courte, à moins que vous soyez Essam El-Hadary bien sûr ! Profitez-en et soyez le meilleur possible. Entourez-vous de conseillers et d’avocats en lesquels vous avez confiance. Laissez-les parler en dehors du terrain. Et vous, continuez de le faire aussi bien sur le gazon. Enfin, surtout, continuez à sourire !
S’il advient un jour que l’on se croise, mieux vaut pourtant ne pas le faire : on ne doit jamais sourire à un crocodile. Même à un spécimen aussi réfléchi que moi !
Bien à vous
Cléo, le dernier crocodile du Nil
@James Gordon
England: the eye of James Gordon.
Un regard critique de notre confrère sur les événements de la Premiership.