Pierre Rondeau est économiste et grand amateur de foot. Ce professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne a eu la bonne idée de rassembler ses deux passions pour en faire un livre, « Coût Franc » (éditions Bréal), dans lequel il explique les sciences économiques à travers le prisme du ballon rond. Pour 2022mag, l’auteur de l’opus nous apporte cet éclairage économique sur le football moderne.
2022mag.com: Comment vous est venu l’idée de faire comprendre les théories économiques à travers le football ?
Pierre Rondeau : Je suis professeur depuis 4 ans maintenant, à la fac et en école de commerce. J’ai même été prof de SES en lycée, il y a maintenant 2 ans. Depuis toujours, j’ai cherché à faire comprendre et à enseigner cette discipline que j’adore à travers des exemples bien précis, des faits qui soient compréhensibles par le plus grand nombre. Très rapidement, je me suis rendu compte que les histoires footballistiques parlaient à tout le monde et que je pouvais quasiment tout dire et tout expliquer grâce à cet élément. Le foot est un fait social total, il rend compte de beaucoup d’éléments historiques, économiques et sociétaux. Rapidement, l’idée d’un livre m’est venu à l’esprit. Dès 2015, et avec le soutien de mes collègues à l’université, j’ai entamé la rédaction d’un tel ouvrage. Et le voilà sorti en avril dernier.
La part d’irrationnelle inhérente au football permet-elle réellement de calquer ce sport aux sciences économiques ?
Bien-sûr ! L’économie n’est absolument pas une science au sens premier du terme. Ce n’est pas une science exacte comme pourrait l’être les mathématiques ou la physique. D’ailleurs, on parle bien des sciences économiques. Il y a plusieurs écoles, plusieurs conceptions et pas de réponse exacte. L’incertitude, le risque, l’irrationnel sont très présents dans la discipline. Alors que les premiers économistes classiques parlaient d’un homo-economicus parfaitement rationnel, les économistes contemporains ont été obligés de mettre de l’eau dans leur vin et de remettre en cause leurs théories. Dorénavant, on parle de rationalité limitée ou adaptative. La part d’incertitude et de risque reste très présente. Exactement comme dans le foot où règne « la glorieuse incertitude ».Quand on parle de croissance endogène ou de croissance exogène, il y a bien une part incertaine, une part indéchiffrable ou le mystère et le hasard règnent. Comme en foot, où sur un contre, un coup du sort, n’importe qui peut battre n’importe qui.
Quel est le modèle économique le plus répandu dans le milieu du football ? Pourquoi ?
Il n’y a pas de modèle type qui serait appliqué telle une boite à outils.Il faut tenir compte des spécificités nationales, des différences culturelles, sociétales, juridiques, économiques, etc. Le modèle allemand basé sur le soutien des partenaires locaux et l’afflux des supporters ne peut pas être appliqué en France tant le manque de confiance de l’économie sportive fait fuir les partenaires. De plus, les supporters sont très versatiles. Le système anglais, avec des droits TV très élevés est difficile à atteindre. Tout dépend de la visibilité, de la concurrence internationale et des performances sportives. De même, la structuration de la ligue française contraint aussi les modifications et les changements de modèle.
La Premier League est-il le championnat le plus libéral? Comment expliquez que les agents locaux bénéficient des droits TV les plus élevés au monde et attirent les meilleurs joueurs ?
Ce n’est pas du tout le championnat le plus libéral. C’est une erreur de le croire. C’est même l’un des plus réglementé et régulé (ce qui permettrait ainsi de rajouter de l’eau au moulin des partisans de la régulation macroéconomique) : les joueurs extra-communautaires doivent obtenir un visa de travail pour jouer. Les clubs doivent inscrire au moins 8 joueurs formés au Royaume-Uni sur 25 pour participer aux différents championnats. Toutes les équipes ne peuvent pas jouer en même temps pour ne pas qu’elles se fassent concurrence à la télévision. Le partage des droits télés est quasiment égalitaire, le premier a « seulement » 1.4 fois plus que le dernier (alors qu’en France, la différence est de 3 et en Espagne, la différence est de 7). Cependant, le débat « libéralisme versus régulationnisme » peut dériver vers « privatisation vers us nationalisation ».
En France, la Ligue dépend de la fédération, elle-même dépendante du Ministère des sports. Le football français dérive d’une volonté politique, d’une intervention publique. Le championnat de France a été créé, en 1932, par le Ministère des sports, par le gouvernement français. Ainsi, toutes les décisions doivent être prises avec l’aval des autorités publiques et ces dernières peuvent imposer des contraintes : la taxe Buffet, où 5% du montant total des droits TV est versé au fond de développement du sport pour aider les autres activités que le foot, une part des droits de la ligue 1 est consacrée au soutien à la Ligue 2, les municipalités taxent, sous la forme de TVA locale, les stades et les recettes de billetterie, la Ligue ne peut pas changer ses règles (comme deux relégations au lieu de 3 ou des matchs joués à des horaires particuliers) sans l’aval de la fédération, donc du ministère des sports. La logique dominante est celle de la solidarité, de la mutualisation.
A l’inverse, en Premier League, la ligue est entièrement privée et vise seulement son intérêt économique. Toutes les règles sont décidées par les membres (les clubs) et pas une autorité supérieure. La ligue peut imposer des contraintes de visibilité, comme la pelouse ou les stades (alors qu’en France, on va accepter des pelouses dégueulasses) afin que les images à la télévision soient bien plus belles. Elle va programmer des matchs à 13h pour qu’ils soient diffusés en prime-time en Asie et pour que le public asiatique se prenne de passion pour la Premier League (en France, quand l’affiche est diffusée à 21h, il est 2h du matin en Asie …).Résultat, le monde entier regarde la Premier League et le montant de ses droits augmente automatiquement.
Sans Paris, la Ligue 1 ne serait rien, le vide sidéral
La ligue anglaise est celle des grands entraineurs. Peut-elle tuer les autres championnats à terme ?
Non car si on accepte l’idée schumpéterienne de la destruction créatrice, l’avantage concurrentiel de la Premier League attirera la concurrence qui viendra la copier. Elle devrait perdre sa place dominante à terme. De plus, à travers l’innovation technique et technologique, les autres clubs pourraient tenter de concurrencer les clubs anglais. D’ailleurs, la ligue anglaise connait certains effets pervers :
- Sa force nationale contraint ses performances sur la scène européenne. Depuis quelques années, les clubs anglais ne performent plus en ligue des champions alors qu’ils ont des moyens économiques quasi-illimités.
- Son attractivité nationale réduit les performances de la sélection nationale. En devenant le championnat le plus cher du monde, beaucoup d’étrangers arrivent et concurrencent les joueurs locaux. Alors qu’en France, 59% des joueurs de ligue 1 sont potentiellement sélectionnables en équipe de France, en Angleterre, seulement 30% le sont. Résultat, l’équipe anglaise a beaucoup de mal en Coupe du monde et à l’Euro.
Faisons confiance à la théorie de la convergence grâce à la concurrence libre et non-faussée. D’ici quelques années, les championnats trouveront la solution pour réduire l’écart économique (et sportif).
Les fonds d’investissements type Doyen Sport sont-ils néfastes ? Leurs intérêts peuvent-ils coïncider avec ceux d’un club qui se projette sur le moyen-long terme ?
Les fonds d’investissement ne sont qu’un moyen alternatif au développement du foot-business. Moralement, c’est peut-être triste de considérer un joueur comme un outil financier mais « l’économie n’est pas une science morale. La morale se préoccupe de ce qui devrait être, l’économie se préoccupe de ce qui est ». Le risque, pour un club, est de changer de temporalité dans l’analyse. Le fond d’investissement n’a qu’un seul but : le profit à court terme. Si un joueur, sur une saison, performe et tire le club vers le haut, il ne pourra pas le conserver puisque le fond d’investissement imposera une vente afin de générer un profit. La fluctuation sportive et le manque de stabilité risquent d’être plus importants avec l’arrivée des fonds d’investissement. Il va être difficile de se projeter à moyen-long terme.
En France, le Paris-Saint Germain domine outrageusement la Ligue 1. Cet état de fait n’appauvrit-il pas économiquement et sportivement le championnat de France, avec pour conséquence la vente, chez les concurrents, de leurs meilleurs joueurs ?
La domination outrageuse n’est pas de sa faute. Finalement, l’équipe ne joue que deux fois contre les autres. Si Lyon n’avait pas perdu contre des équipes comme Caen ou Angers, si Marseille ne s’était pas écroulé, il y aurait de la concurrence. C’est un peu facile de critiquer Paris qui est le seul représentant en quart de finale de ligue des champions. Sans Paris, la ligue 1 ne serait rien, le vide intersidéral. Il faut remercier tous les jours les Qataris d’être présents en France et critiquer tous les jours les échecs de Lyon et Marseille.
Johan Cruyff disait : « je ne crois pas qu’on gagne avec le plus d’argent car je n’ai jamais vu un sac de billet marquer un but ». Qu’on arrête de mettre en avant la domination économique du PSG. Marseille avec Bielsa avait réussi à concurrencer le club grâce à la tactique et à la stratégie sportives. Que les autres clubs de ligue 1 mettent ça en avant plutôt que de toujours critiquer.
A quel niveau de concurrence la Ligue 1 doit elle se situer pour entamer un cycle vertueux qui la renforcera sportivement et profitera à tous ?
La ligue 1 devrait s’imposer comme une institution privée à but lucratif, comme la Premier League, et se séparer de la fédération. Elle devrait avoir le droit d’imposer 2 montées au lieu de 3 afin de réduire l’incertitude, de fixer des rencontres à 13h afin de les diffuser en prime-time en Asie, de délocaliser des rencontres à l’étranger, de sanctionner durablement les clubs qui ne respectent pas l’état de leur pelouse et la visibilité médiatique, d’autoriser les publicités d’alcool, de réduire la taxation de la billetterie, de faire des stades un lieu de vie, d’améliorer l’attractivité et la popularité, d’innover sur le plan technique (favoriser l’arbitrage vidéo, tenter des alternatives dans les championnats inférieurs, comme la victoire à 4 points à l’extérieur, les points de bonus défensif et offensif, le carton blanc, etc.).
L’Intérêt de la Chine est médiatique, diplomatique, politique
La Major Soccer League semble vraiment bien se structurer pour se développer. Ses promoteurs aimeraient atteindre le niveau de l’Europe d’ici une dizaine d’années. Est-ce envisageable ?
Oui, surtout grâce à la forte communauté hispanique en Amérique et à la vision européenne du foot, très trendy aux Etats-Unis. Les promoteurs doivent tabler sur la formation, avec la création d’une ligue jeune et d’une ligue espoir, et sur la visibilité internationale du championnat. Mais on s’y approche tout droit, il faut juste du temps. J’ai plus d’espoir en MLS qu’en Inde, en Chine ou au Qatar où il n’y a pas de public, où les gens s’en foutent du foot …
Comment interprétez-vous l’arrivée de la Chine justement dans l’univers du foot ?
La volonté politique des dirigeants du Parti à briller dans le sport le plus populaire du monde. Je peux vous dire que ça en fait « chier » beaucoup en Chine de voir que le pays est incapable de performer footballistiquement dans un sport suivi par 3 milliards de personnes sur Terre. L’intérêt est avant tout médiatique, diplomatique, politique.
En quoi les Chinois se différencient-ils dans leurs investissements des pays du Golfe ?
C’est à peu près la même chose : beaucoup d’argent dans un championnat jeune sans prise en compte de la formation et de la popularité. On achète une crédibilité plutôt que de la construire.
L’organisation de la Coupe du monde peut-elle installer le football au Qatar ?
Non. Dans le Moyen-Orient peut-être, mais on ne change pas la culture en 1 mois de compétition.
Quelles retombées peut espérer ce pays après 2022 ? (Économique, sportive.)
Aucune.
La région peut-elle bénéficier de cet événement ?
Il n’y aura aucune retombée économique ou sociale au Qatar. Ce pays, grand comme la Corse, a promis à la FIFA de transférer les 10 stades ultra-modernes en Afrique. Peut-être que la fenêtre internationale fera changer la kafala ou les conditions des travailleurs étrangers ou pas.
Par Nasser Mabrouk